5. La sécurité (La souveraineté) de la Femme!
- Kateryna Derkach
- 27 avr.
- 29 min de lecture
Dernière mise à jour : 9 mai
C'est drôle, un pays qui se pense "libre" quand la moitié de sa population n'a même pas accès à son authenticité d'être, simplement à cause de son sexe.
Peut-on véritablement parler de liberté collective lorsque les femmes continuent de naviguer dans un monde conçu, structuré et maintenu selon des normes qui leur sont souvent hostiles?
Que signifie la souveraineté d'une nation lorsque les corps, les esprits, les capacités économiques de la moitié de sa population restent sous le joug de contraintes systémiques?
Ces questions ne sont pas nouvelles, mais elles prennent aujourd'hui une résonance particulière. Après avoir exploré ensemble la souveraineté alimentaire, sanitaire, éducative et militaire, il est temps d'aborder ce qui est peut-être la fissure fondamentale traversant toutes ces dimensions : la fracture des genres.
Les droits des femmes sont encore réprimés, voire violés, dans les pays les plus développés du monde. Le Québec ou le Canada ne font pas exception.
Il suffit de jeter un regard aux actualités pour s'en convaincre.
Nous aussi, on est rendus loin. Ce n'est plus une simple question de parité ou d'équité homme-femme en pouvoir de décision et en salaire. Ça, c'est le féminisme de l'ancienne génération.
Aujourd'hui, on commence apparemment à reparler d'interdire l'avortement "pour préserver la vie" et de condamner publiquement l'allaitement des enfants "pour des raisons de pudeur". Comme si le corps féminin était une offense en soi, comme si ses fonctions biologiques étaient obscènes.
Il est ridicule que j'aie encore à écrire sur ce sujet aujourd'hui. Que même en 2025, les femmes aient encore besoin de parler de leur sécurité et de leur souveraineté. Le problème n'est même pas de savoir si le féminisme existe ou s'il est fondé et justifiable. Ce n'est pas là l'argument.
Le problème est que tant de femmes ressentent encore le besoin d'en parler autant aujourd'hui.
Le corps comme territoire occupé
N'allons pas trop loin chercher des exemples. Restons chez nous et observons nos propres femmes : nos mères, nos grands-mères, nos partenaires, nos filles, nos amies et nos collègues de travail.
Beaucoup de femmes ne se sentent toujours pas en sécurité, respectées et honorées à leur juste valeur dans notre communauté et dans notre société.
Chacune a ses propres raisons de se sentir ainsi. Et chacune a sa propre stratégie de "coping" et de protection afin de préserver sa féminité, son pouvoir et son essence dans ce monde qui n'a souvent aucune considération pour ce qu'elle est réellement.
Les femmes elles-mêmes ne savent plus ce que c'est qu'être une femme. Elles ne savent plus ce qu'elles veulent, tellement ça fait longtemps qu'on ne leur a pas demandé leur avis et leurs préférences.
Elles ne savent plus comment être dans leur pouvoir authentique. Comment utiliser leur féminité au service de l'humanité. Comment cocréer avec l'homme leur futur partagé et un système qui est cohérent et convenable pour tous. Comment cogérer avec lui avec le même pouvoir, et non pas être à son service ou à sa soumission.
Comment exiger le respect de leur intégrité et de leur dignité envers ce qu'elles sont et ont toujours été.
Comment guérir les blessures liées à leur passé très sombre et traumatisant d'être une femme. Comment pardonner, comment accepter, comment transmuter le passé en autre chose de plus sensé et plus plaisant?
Comment peut-on facilement transformer un système social ou politique si celui-ci a principalement été basé sur le principe du patriarcat et la stratégie de la misogynie depuis des siècles?
La biologie n'est pas une faiblesse
Qu'est-ce qui rend la femme unique?
Elle peut créer la vie dans son corps. Pour le faire, elle a un système de reproduction et des cycles hormonaux très uniques et très différents de ceux des hommes.
Biologiquement, son corps ne fonctionne pas pareil. Une femme à l'âge adulte saigne chaque mois, ça fait partie de ses processus normaux.
Quand ça arrive, elle a des besoins spécifiques. Physiquement, émotionnellement et mentalement aussi. En tant que société, nous devons apprendre à respecter cela.
Nous devons comprendre une simple réalité : la moitié de la population à l'âge adulte a de trois à cinq jours par mois où elle ne peut tout simplement pas avoir le même niveau de performance que les autres jours. C'est biologique. Ce n'est pas un caprice de la femme et ce n'est pas une excuse égoïste pour prendre congé.
Son corps et sa tête ont physiologiquement besoin de ralentir, d'être dans le calme et de se reposer.
Si elle prend ce temps pour prendre véritablement soin d'elle, elle risque d'être beaucoup plus productive, beaucoup plus en santé et beaucoup plus heureuse le reste du temps.
Ses horaires de travail et ses indicateurs de performances escomptés doivent être cohérents avec sa biologie naturelle. Se reposer quand notre corps en a besoin fait partie des besoins primaires, des besoins fondamentaux pour survivre et bien vivre.
Mais aujourd'hui, nous vivons encore dans un monde où parler des menstruations est tabou. Nous faisons tous semblant que ça n'existe pas. Les femmes prennent des antidouleurs, mettent un peu plus de maquillage, se forcent à performer peu importe quoi et font toutes comme si c'était normal.
Comme s'il était normal d'avoir honte ou peur d'avoir des menstruations. Ou de prendre des médicaments pour ne pas en avoir, juste pour être plus "émotionnellement stable" dans la société.
Pour ne pas s'embarrasser avec les crampes et des sauts d'humeur "pas trop productifs", il y a des femmes qui choisissent de faire en sorte de ne plus être menstruées du tout.
Beaucoup de femmes très "business" choisissent parfois de préserver une carrière très stable en sacrifiant l'instabilité de leur nature authentique et naturelle.
Notre modèle de fonctionnement social ne doit pas juste changer au niveau économique.
Ça prend aussi un changement structurel :
• Une redéfinition complète de l'équilibre vie-travail
• Une révision de la place de la famille dans notre communauté
• Une transformation de notre définition du succès et de la normalité professionnelle, organisationnelle ou logistique telle qu'on l'a pratiquée jusqu'à maintenant
Personne ne sait à quoi ressemblerait une société qui n'est ni patriarcale ni matriarcale, mais véritablement cocréée et partagée en cohérence entre les pouvoirs des deux, de la femme et de l'homme. Où les deux sont en collaboration et non en guerre.
C'est à faire. C'est à inventer. C'est à imaginer.
Mais ce n'est pas parce que ce n'est pas encore fait que c'est impossible à faire.
Ce n'est pas parce qu'aucun pays occidental ne pratique une culture où les deux sexes sont honorés et respectés que le Québec ne pourrait pas être le premier à le faire.
Ça peut être nous qui inventons un nouveau modèle d'organisation sociale, une innovation collective, pour créer un système politique dont tout le monde rêve, mais que personne n'a.
Un régime qui n'est ni féministe extrême, ni misogyne. Ni patriarcal, ni matriarcal. Mais un système de fonctionnement social qui arrive à valoriser, prendre soin et optimiser les besoins authentiques et les désirs réels de toute la population.
La déconnexion fondamentale
On a déconnecté la femme de tout ce qui la rend femme.
Depuis qu'elle est encore enfant, on l'a hypersexualisée déjà.
Dès qu'elle est menstruée, elle commence à avoir honte et peur.
Elle ne sait pas comment être sexuellement active dans le monde moderne sans corrompre sa santé personnelle avec des contraceptifs qui perturbent son cycle hormonal et influencent ses émotions et ses humeurs.
On a créé une société où c'est souvent un choix pour une femme : enfants ou carrière?
Elle ne peut pas faire les deux convenablement.
On la juge et on l'humilie publiquement quand elle allaite son enfant quand il en a besoin.
On a créé des industries entières pour nourrir les enfants avec des poudres chimiques faites dans les usines et du lait de vache pasteurisé également industriellement pour nourrir nos enfants. Mais le lait maternel, la chose la plus naturelle et la plus saine qu'un enfant puisse consommer, est devenu tabou, jugé voire interdit, dans notre conception de la femme "libérée".
Ce sont des incohérences les plus flagrantes, et tout le monde s'en moque.
Plus la mère a de temps à investir dans ses enfants, moins de ressources ça va prendre à tout le système. C'est beaucoup plus efficace au niveau collectif de mieux soutenir les femmes après l'accouchement que de leur donner des garderies gratuites.
Et il faut observer pas juste les coûts directs, mais aussi indirects.
La santé psychologique et mentale des enfants qui ont été privés de leur mère beaucoup trop tôt devrait peut-être faire partie de ce calcul aussi. Beaucoup d'enfants tombent malades non pas parce qu'il y a trop de virus, mais parce qu'ils ne se sentent pas en complète sécurité.
Leur système immunitaire réagit au manque de chaleur humaine et d'attachement sain.
La maternité colonisée
Il y a des pays que tu appelles "en développement" qui ont des congés maternels payés de trois ans après l'accouchement. Pour eux, c'est normal.
Car donner naissance et mettre au monde une nouvelle vie est en réalité une tâche très difficile.
Ça prend beaucoup de temps, d'énergie, et ça change la vie de la femme au complet, qu'elle le veuille ou non. Elle a besoin de temps et de ressources pour s'adapter à sa nouvelle réalité de mère.
Et son enfant a aussi besoin de cela. L'attachement émotionnel, le sentiment de sécurité pendant le processus de développement, tout ça dépend très souvent de la présence de la maman. Un bébé a un besoin fondamental de la présence de sa mère.
Et de préférence, une mère pas trop stressée, occupée, anxieuse ou autre chose.
Pas seulement pour la nourriture, mais aussi pour assurer convenablement son développement psychologique.
"Her body, her choice!"
La souveraineté complète et inquestionnable de la femme sur son propre corps physique doit être à la base. C'est la femme qui décide. Point.
Ça ne devrait même pas être un sujet de discussion politique. Ce n'est pas aux politiciens de dire à la femme comment utiliser leur utérus ou pas.
Personne ne vous dit quoi faire avec vos testicules, alors vous devriez peut-être arrêter de vous mêler de ce qu'elle décide de faire avec sa vie et son corps aussi.
Est-ce que les grands-mères québécoises ont déjà guéri des traumatismes historiques où la politique religieuse les forçait à avoir des enfants contre leur gré?
Combien d'adultes vivent encore au Québec aujourd'hui qui ont entendu de leur mère "si seulement j'avais eu le choix de ne pas t'avoir..."?
Tu penses que c'est facile de grandir comme un enfant issu d'un viol? D'être amené au monde dans la violence et d'être le rappel constant à ta mère à quel point l'homme peut être ignoble?
Un enfant ne peut pas être complètement en santé et heureux si sa mère ne voulait pas l'avoir. Tu ne préserves pas vraiment la vie en forçant les naissances. Tu crées encore plus de souffrance pour les familles au complet et pour notre communauté en général en prenant le contrôle et l'autorité sur le choix de la maternité.
C'est un des droits de base de l'être humain : la souveraineté sur notre corps physique.
Aucune loi, aucune religion et aucun régime politique n'est supposé se mêler d'une chose aussi sacrée que la naissance des enfants.
Ça aussi, c'est la base des bases.
L'accouchement comme acte politique
Un autre éléphant dans la salle est l'accouchement.
Nous vivons dans un monde où ce sont les hommes qui ont décidé quelle est la position, l'environnement et les conditions optimales pour mettre une femme confortable pendant un accouchement.
Des hommes qui n'ont jamais expérimenté l'accouchement ont imposé à toutes les femmes du monde moderne la procédure à suivre.
Ils ont choisi les manières les moins naturelles pour le faire. Ils ont changé la manière dont les femmes accouchaient normalement et intuitivement pour que le monsieur docteur soit plus confortable sur sa chaise quand il regarde le bébé sortir.
On a banni les sage-femmes parce qu’elles ne savaient pas ce qu’elles fessaient selon nos scientifiques très intelligents. Et pourtant.
Les femmes accouchent depuis Ève.
Nous avons très bien survécu jusqu'à maintenant. Chaque femme a la sagesse et la mémoire dans ses cellules de toutes les autres femmes de l'histoire au complet sur comment accoucher un enfant. Elle a des ressources innées et purement instinctives pour savoir comment le faire.
Mais tout ça n'était pas important. Aujourd'hui, on pense que c'est seulement sécuritaire d'accoucher dans les conditions les moins naturelles avec des drogues et plusieurs professionnels super pressés et stressés en même temps.
Oui, il y a des dangers et il y a des complications.
Mais pas pour toutes les femmes. Beaucoup de femmes pourraient mettre au monde leurs enfants de façon beaucoup moins violente et beaucoup plus cohérente. Si elles avaient la liberté sur leur corps et la souveraineté du véritable choix sur leurs processus biologiques.
La technologie : libération ou nouvelle prison?
La technologie entretient une relation complexe et ambivalente avec la souveraineté féminine. D'un côté, elle semble offrir de nouvelles libertés; de l'autre, elle impose de nouvelles formes de contrôle, parfois plus insidieuses encore que les anciennes.
Prenons la pilule contraceptive, souvent présentée comme la grande révolution de la libération des femmes.
Certainement, elle a donné aux femmes un pouvoir inédit sur leur fertilité. Mais à quel prix?
Pour la première fois dans l'histoire, des millions de femmes en bonne santé prennent quotidiennement des médicaments qui altèrent profondément leur équilibre hormonal, parfois pendant des décennies.
Les effets secondaires – dépression, perte de libido, caillots sanguins, risques cardiovasculaires – sont minimisés, normalisés, acceptés comme un "mal nécessaire". Qui pose la question : pourquoi est-ce aux femmes de prendre ce risque, de supporter ce fardeau? Pourquoi la recherche sur la contraception masculine avance-t-elle si lentement?
La réponse est simple : parce que notre société continue de considérer que la reproduction est "l'affaire des femmes". Donc, la responsabilité totale lui appartient aussi.
Aujourd'hui, de nouvelles technologies prennent le relais. Les applications de suivi menstruel collectent des données intimes sur nos cycles, nos symptômes, notre sexualité.
Mais qui contrôle ces données? Qui les exploite? Dans certains états américains où l'avortement est criminalisé, ces applications sont déjà utilisées comme preuves contre des femmes.
La fécondation in vitro, les mères porteuses, le diagnostic préimplantatoire – toutes ces technologies qui semblent élargir les possibilités reproductives créent aussi de nouvelles pressions, de nouvelles normes, de nouvelles formes de marchandisation du corps féminin. La gestation pour autrui pose des questions éthiques profondes sur l'exploitation potentielle des femmes économiquement vulnérables.
Même le corps médical, supposé être au service de notre santé, perpétue souvent cette dépossession technologique.
L'accouchement moderne est l'exemple par excellence de cette colonisation technologique du corps féminin. Un processus naturel transformé en intervention médicale, avec ses protocoles, ses délais, ses statistiques. Les femmes y sont souvent traitées comme des machines défectueuses à réparer plutôt que comme des êtres conscients en pleine possession de leur pouvoir créateur.
J'ai une amie sage-femme qui me racontait comment certains hôpitaux n'autorisent l'accouchement "naturel" qu'à condition qu'il respecte une "courbe de progression" prédéfinie. Si le col ne se dilate pas assez vite selon leurs normes, c'est l'intervention forcée. Comme si le corps féminin devait se conformer à un planning établi par des protocoles médicaux plutôt que l'inverse.
Pourtant, la technologie pourrait être mise au service d'une véritable souveraineté féminine. Imaginez des contraceptifs sans effets secondaires, développés avec le même sérieux et les mêmes ressources que les médicaments contre la dysfonction érectile.
Imaginez des maisons de naissance où la technologie viendrait en soutien de l'accouchement physiologique plutôt qu'en remplacement. Imaginez une médecine qui traite le cycle menstruel non comme une pathologie à corriger, mais comme un indicateur précieux de la santé globale.
La question n'est pas de rejeter la technologie, mais de se demander : qui la contrôle? À qui profite-t-elle? Quelles valeurs incarne-t-elle?
Une technologie véritablement au service de la souveraineté féminine serait développée avec et par les femmes, et non pour elles ou contre elles. Elle respecterait leur savoir, leur ressenti, leur expérience vécue. Elle viendrait compléter plutôt que remplacer la sagesse du corps.
L'économie invisible des femmes
La souveraineté des femmes, c'est aussi une question profondément économique.
As-tu déjà réfléchi à la valeur réelle du travail des femmes dans notre société? Je ne parle pas seulement du travail rémunéré, celui qui fait partie des statistiques officielles et des rapports économiques. Je parle de tout ce travail invisible, non comptabilisé, mais pourtant fondamental au fonctionnement de notre système entier.
Si demain, toutes les femmes arrêtaient simultanément de faire ce travail invisible – les soins aux enfants, aux personnes âgées et aux malades, l'entretien émotionnel des relations familiales, la planification logistique du quotidien, la gestion mentale du foyer – notre société s'effondrerait en quelques jours. Pourtant, ce travail n'est reconnu ni par notre PIB, ni par nos systèmes de retraite, ni par notre organisation sociale.
Selon les estimations de l'ONU, si on devait rémunérer tout le travail non payé effectué majoritairement par les femmes dans le monde, cela représenterait entre 10 et 39% du PIB mondial. Au Canada plus spécifiquement, on estime que le travail non rémunéré représente environ 33% du PIB.
Cette invisibilisation économique a des conséquences concrètes et dramatiques.
Combien de femmes âgées vivent dans la pauvreté après avoir consacré leur vie à élever leurs enfants et à soutenir leur mari dans sa carrière? Combien de femmes restent dans des relations toxiques ou violentes simplement parce qu'elles n'ont pas les moyens financiers de partir?
Le système a été conçu pour maintenir cette dépendance économique. Les interruptions de carrière pour la maternité, le travail à temps partiel imposé par les responsabilités familiales, la ségrégation professionnelle dans des secteurs moins valorisés et moins rémunérés – tout cela n'est pas accidentel. C'est un système de contrôle économique sophistiqué et terriblement efficace.
Quand une femme prend un congé de maternité, on calcule ce que ça "coûte" à l'entreprise. Mais qui calcule ce que ça rapporte à la société d'avoir des enfants bien élevés, en santé, équilibrés émotionnellement? Qui comptabilise la valeur créée par une mère qui transmet des valeurs, qui soigne, qui éduque, qui construit littéralement la prochaine génération de citoyens?
Notre économie valorise la production de biens matériels et de services marchands, mais considère comme sans valeur la production de vie, de soin, d'amour et de bien-être. C'est une comptabilité perverse qui ne mesure que ce qui détruit plutôt que ce qui nourrit.
Une véritable souveraineté des femmes exige donc une révolution économique.
Pas simplement l'égalité salariale – bien qu'elle soit cruciale – mais une redéfinition fondamentale de ce qui constitue un "travail", une "contribution", une "valeur". Tant que faire naître et élever un enfant sera considéré comme une "pause carrière" plutôt que comme un des travaux les plus importants et exigeants qui soient, les femmes resteront économiquement vulnérables.
La sécurité économique est la base de toute autre forme de liberté. Sans elle, les autres "choix" ne sont que des illusions cruelles.
La violence : l'ultime outil de contrôle
Derrière toutes les formes subtiles d'oppression que nous avons évoquées se cache l'arme ultime du patriarcat : la violence. Physique, sexuelle, économique, psychologique – la menace constante de cette violence est le fond de tableau sur lequel se déroule la vie de chaque femme.
Les chiffres sont glaçants : au Canada, une femme est tuée par son partenaire intime tous les six jours. Une femme sur trois sera victime de violence sexuelle au cours de sa vie. Au Québec spécifiquement, on estime que 78% des victimes d'agressions sexuelles sont des femmes et des filles.
Ces statistiques ne sont pas des abstractions. Ce sont nos sœurs, nos amies, nos collègues, nos voisines. Ce sont des vies brisées, des potentiels gâchés, des traumatismes qui se répercutent sur des générations entières.
La violence fonctionne comme un système de contrôle social extrêmement efficace.
Même les femmes qui n'ont jamais été directement agressées vivent avec cette peur inscrite dans leur corps. C'est la peur qui nous fait marcher plus vite la nuit, serrer nos clés entre nos doigts, éviter certains quartiers, certains bars, certaines situations. C'est la peur qui nous pousse à surveiller constamment notre comportement, notre habillement, nos paroles – de peur de "provoquer".
Cette peur n'est pas irrationnelle. C'est une réponse appropriée à une menace réelle. Et cette peur limite profondément notre liberté de mouvement, d'expression, d'existence.
La violence opère aussi sous des formes plus insidieuses.
Comme le harcèlement de rue, ces remarques, ces sifflements, ces regards qui rappellent quotidiennement aux femmes qu'elles ne sont pas vraiment chez elles dans l'espace public, qu'elles y sont tolérées à condition de rester à leur "place". Ou comme le harcèlement en ligne, cette forme moderne de lapidation publique qui cible particulièrement les femmes qui osent s'exprimer publiquement.
Et que dire de la violence institutionnelle? Des femmes qui signalent des agressions sexuelles et ne sont pas crues, ou pire, sont blâmées. Des victimes de violence conjugale qui ne sont pas protégées par le système judiciaire. Des femmes autochtones qui disparaissent et sont assassinées dans l'indifférence générale depuis des décennies.
J'ai une amie qui travaille dans un centre d'hébergement pour femmes victimes de violence. Elle me raconte que presque toutes les femmes qu'elle accueille ont porté plainte plusieurs fois avant de fuir. Mais leurs plaintes ont été minimisées, rejetées ou simplement ignorées. Combien faut-il de bleus, de côtes cassées, de terreur nocturne pour qu'une femme soit entendue?
La violence est le dernier rempart du patriarcat, son arme de dernier recours. Quand toutes les autres méthodes de contrôle échouent – la socialisation, l'éducation, la religion, les pressions sociales – il reste toujours la violence brutale pour "remettre les femmes à leur place".
C'est pourquoi toute discussion sur la souveraineté des femmes qui n'aborde pas frontalement la question de la violence est incomplète. Car comment parler de liberté de choix, d'autonomie corporelle, de pleine participation sociale, quand la menace de violence plane constamment?
La lutte contre cette violence ne doit pas reposer uniquement sur les épaules des femmes.
Elle exige un engagement sociétal global, une transformation profonde de nos institutions, de nos lois, mais surtout de nos mentalités. Elle exige que les hommes deviennent des alliés actifs dans ce combat, qu'ils remettent en question leurs propres comportements et ceux de leurs pairs.
Car la violence contre les femmes n'est pas un "problème de femmes". C'est un problème humain, un problème de société, un problème de civilisation.
Les mères des mères : l'héritage transgénérationnel
Pour comprendre vraiment la profondeur de l'enjeu, il faut regarder comment les traumatismes et les conditionnements se transmettent silencieusement de génération en génération.
Nos grands-mères québécoises, ces femmes nées avant la Révolution tranquille, ont vécu dans un Québec dominé par le clergé où la contraception était interdite, où avoir "son nombre" d'enfants était une obligation morale et religieuse, où le corps féminin était un instrument au service de la survie de la nation canadienne-française.
Je pense à ces grand-mères qui ont eu de dix à vingt enfants. Pas parce qu’elles le voulaient, mais parce qu’elles n’avaient pas le choix. Jamais elles n’ont eu le droit de dire non, ni à l'Église, ni à son mari. Si on elle était tout simplement rejeté de la communauté. Son corps ne lui a jamais appartenu. Sa sexualité n'a jamais été pour son plaisir, mais pour sa "fonction" reproductrice. C'était la normalité de son époque.
Ces femmes ont transmis à leurs filles ce qu'elles savaient : la résignation, l'abnégation, le sacrifice. Elles leur ont aussi transmis leurs peurs, leurs hontes, leurs silences – non par malveillance, mais parce qu'elles ne connaissaient rien d'autre.
C'est ainsi que nos mères ont grandi avec des messages contradictoires, prises entre la vague féministe des années 70 qui leur promettait l'émancipation, et l'héritage de leurs propres mères qui les tirait vers le passé. Coincées entre la culpabilité d'abandonner le modèle maternel et la peur de rater le train de la libération, elles ont souvent vécu une double vie épuisante : libres en apparence, mais intérieurement tourmentées.
Et nous, leurs filles et petites-filles? Nous portons en nous cette mémoire cellulaire, ces trauma non résolus. C'est ce qui explique pourquoi tant de femmes modernes, éduquées, indépendantes, ressentent encore cette culpabilité inexplicable lorsqu'elles priorisent leur carrière, ou à l'inverse, cette honte sourde lorsqu'elles choisissent de rester à la maison avec leurs enfants.
Le patriarcat n'a pas besoin de policiers pour nous surveiller – il a installé ses vigiles à l'intérieur même de notre psyché. Nous sommes devenues nos propres gardiennes de prison.
Je le vois souvent chez les mères modernes – cette tendance à se juger les unes les autres plus sévèrement que ne le feraient les hommes. Mères qui allaitent contre mères au biberon. Mères qui travaillent contre mères au foyer. Césarienne contre accouchement naturel.
Chaque choix devient un terrain de guerre où les femmes s'entre-déchirent, reproduisant exactement le système diviseur qui les opprime toutes.
C'est le génie pervers du patriarcat : nous apprendre à nous surveiller mutuellement pour qu'il n'ait plus à le faire lui-même.
La guérison de cette blessure transgénérationnelle est peut-être le défi le plus important que nous ayons à relever. Car tant que nous ne guérirons pas ce trauma collectif, nous continuerons à le transmettre à nos propres filles.
Il ne s'agit pas simplement de dénoncer un système extérieur à nous, mais de reconnaître comment ce système s'est implanté dans nos corps, nos émotions, nos pensées les plus intimes. Comment il a colonisé jusqu'à nos rêves et nos utérus.
Cette guérison commence par la reconnaissance, par l'honneur rendu à ces femmes qui nous ont précédées – nos mères, nos grands-mères et toutes celles qui ont souffert en silence. Par la compréhension que leurs choix, même ceux qui nous semblent incompréhensibles aujourd'hui, étaient des stratégies de survie dans un monde qui leur était hostile.
Et surtout, cette guérison passe par la sororité véritable – non pas celle de façade qui cache des jugements tacites, mais celle qui accueille toutes les femmes dans leurs choix, leurs contradictions, leurs erreurs et leurs victoires.
Le regard intériorisé : quand nous devenons nos propres geôlières
L'oppression la plus efficace n'est pas celle qui vient de l'extérieur, mais celle que nous avons intégrée si profondément qu'elle devient notre propre voix intérieure.
Dès l'enfance, les filles apprennent à se regarder à travers les yeux des autres – particulièrement les yeux masculins. Nous apprenons à nous juger selon notre apparence avant toute autre qualité. Nous intériorisons l'idée que notre valeur dépend de notre capacité à plaire, à séduire, à correspondre aux canons de beauté du moment.
Ce regard masculin intériorisé devient une présence constante, un juge implacable qui nous accompagne partout. Devant le miroir bien sûr, mais aussi en réunion professionnelle, à la plage, au supermarché, même seules dans notre cuisine. "Suis-je assez belle? Assez mince? Assez jeune? Assez sexy mais pas trop? Assez naturelle mais pas négligée?"
Cette surveillance constante de soi est épuisante. Elle consomme une quantité phénoménale d'énergie mentale et émotionnelle – énergie qui pourrait être investie dans la création, l'innovation, l'action, la pensée.
J'ai récemment assisté à une conférence où intervenait une scientifique brillante, une sommité dans son domaine. Après son exposé fascinant, j'ai entendu deux femmes dans le public commenter... sa tenue vestimentaire.
Pas son intelligence, pas ses découvertes, mais sa jupe qu'elles jugeaient "peu flatteuse". Cette anecdote illustre parfaitement comment nous, femmes, avons intégré ce regard objectifiant au point de l'appliquer les unes aux autres.
Cette intériorisation va bien au-delà de l'apparence physique. Elle touche à tous les aspects de notre existence.
Nous nous jugeons sur notre performance en tant que mères, employées, amantes, amies. Nous nous efforçons constamment d'être "assez" dans tous les domaines simultanément, une mission impossible qui nous condamne à l'échec et à la culpabilité perpétuelle.
Le pire est que nous devenons alors les instruments de notre propre oppression. Nous nous conformons volontairement aux attentes, nous nous censurons, nous nous limitons – non pas parce que quelqu'un nous y oblige directement, mais parce que nous avons intériorisé ces limites comme des vérités.
Combien de fois ai-je entendu des femmes dire "Je ne suis pas féministe, mais..." suivi d'une revendication parfaitement féministe? Comme si le simple mot "féministe" était devenu une insulte, comme si désirer l'égalité et la justice était quelque chose dont il fallait se distancier.
La manifestation la plus perverse de cette intériorisation est peut-être la façon dont les femmes se jugent mutuellement. La "guerre des mères" que j'évoquais plus tôt n'est qu'un exemple parmi d'autres. Nous sommes souvent les critiques les plus sévères d'autres femmes, reproduisant ainsi les mécanismes de contrôle du patriarcat sans même nous en rendre compte.
Cette dynamique crée une culture de compétition plutôt que de solidarité entre femmes.
Nous sommes dressées à nous voir comme des rivales – pour l'attention masculine, pour les ressources limitées, pour la reconnaissance sociale – plutôt que comme des alliées naturelles dans une lutte commune.
La libération commence par la prise de conscience de ces mécanismes intériorisés. Par le refus de continuer à être les agents de notre propre oppression. Par le choix délibéré de nous voir à travers nos propres yeux, et non à travers le regard d'une société qui nous a appris à nous dévaluer.
C'est un travail difficile, profondément personnel, qui demande une vigilance constante. Car ces voix intériorisées sont subtiles, elles se déguisent en "bon sens", en "réalisme", en "souci de soi".
Mais c'est aussi un travail collectif. Nous avons besoin les unes des autres pour identifier ces schémas, pour nous rappeler mutuellement notre valeur intrinsèque, pour créer ensemble un nouveau regard – un regard qui célèbre notre diversité, notre complexité, notre humanité pleine et entière.
La liberté en question
Une des conversations sur le féminisme qui m'a marquée à vie a eu lieu il y a quelques années avec un homme arabe.
Il a ouvert la conversation en disant : "En réalité, les femmes occidentales sont beaucoup moins libres que les femmes arabes."
Évidemment, ce constat demandait une explication. Alors, après que cette phrase controversée a bien résonné dans ma tête, il a poursuivi très calmement et avec beaucoup de respect.
"Avant que tu comprennes vraiment ce que je veux dire, dis-moi, c'est quoi la liberté pour une femme, au juste?"
"Faire ce que je veux quand je veux avec qui je veux", je lui ai répondu super vite.
"Ah bon? Et tu y arrives dans la vraie vie? Es-tu libre?" il m'a questionnée avec un air très moqueur et super sarcastique.
Silence. Il m'avait un peu prise au dépourvu. Dans ma tête, oui, je suis très libre, mais dans les faits, je n'en suis pas vraiment certaine.
Comment répondre sincèrement à cette question?
Ce matin, mon patron m'a dit de m'habiller un peu plus classe, de me maquiller et de sourire plus sexy parce qu'il y a une délégation de politiciens très importants qui vont venir au bureau la semaine prochaine.
Suis-je libre de l'envoyer promener, de lui cracher au visage pour avoir osé me dire un truc pareil? Suis-je libre de venir en pyjama à la place juste pour lui rappeler que ce n'est pas pour lui montrer mon corps que je travaille pour lui?
Mon conjoint m'a dit hier que si je veux des enfants, je devrais attendre un peu pour une meilleure promotion au travail, pour qu'on puisse payer nos dépenses avec plus de sécurité financière.
Suis-je libre de choisir la maternité quand mon corps ressent l'envie et le besoin naturel?
Et en même temps, je ne peux pas vraiment avoir cette promotion.
Parce que mon conseil d'administration ne veut pas me donner plus de responsabilités car eux aussi ne savent pas trop si je ne vais pas les abandonner en plein milieu des projets parce que j'ai décidé d'avoir des bébés.
À mon âge, je suis "à risque" de devenir maman, ce qui est considéré comme un très grand danger administratif pour les femmes leaders qui ont beaucoup trop de responsabilités.
Suis-je libre de leur mentir et de leur dire que je ne veux pas d'enfant et que je suis lesbienne qui pense changer de sexe de toute façon, juste pour ne pas impacter ma carrière à cause de ça?
Suis-je libre de dire à mon équipe demain que je ne viendrai pas au bureau pour nos réunions parce que j'ai d'horribles crampes menstruelles?
Bref, il y avait effectivement beaucoup de remises en question sur cette question de liberté.
"La liberté véritable est la possibilité concrète de vivre ta vie de rêve et non pas juste pouvoir la rêver de façon très libre mais que dans ta tête", a lancé l'homme pour briser mon silence perplexe et existentiel.
En Occident, l'idéal de la femme "accomplie et libre" doit tout avoir.
Le corps d'un mannequin, la carrière d'une superwoman, de belles amitiés et beaucoup de passe-temps qui la rendent encore plus belle. Elle doit aussi être une tigresse assoiffée dans le lit et une magnifique mère qui se donnes à 120% à ses enfants. Ah oui, et aussi, elle doit quand même cuisiner un peu et s'assurer au moins que la maison est propre et le linge bien lavé.
La femme "libre" est une femme épuisée et noyée dans les standards impossibles des attentes inhumaines et incohérentes.
Un idéal qui n'existe que sur papier. Une liberté conditionnelle à son propre esclavage moderne. Le choix d'être super libre et complètement malade, seule, déprimée, perdue pour payer le vrai prix d'une telle "liberté totale".
L'interconnexion des souverainetés : le système derrière les systèmes
Lorsque nous réfléchissons à la souveraineté des femmes, il devient rapidement évident qu'elle est indissociable des autres formes de souveraineté que nous avons explorées dans cette série d'essais. Ces différentes dimensions ne sont pas des compartiments séparés mais des facettes interdépendantes d'un même système.
La souveraineté alimentaire est profondément liée à la condition féminine.
Historiquement, ce sont souvent les femmes qui ont été les gardiennes des semences, les expertes en plantes médicinales, les nourricières premières des communautés. La dévaluation et l'industrialisation de l'alimentation ont marginalisé ces savoirs féminins traditionnels, remplaçant des relations vivantes par des transactions mercantiles.
Aujourd'hui encore, dans de nombreuses régions du monde, ce sont majoritairement les femmes qui produisent la nourriture, bien qu'elles ne possèdent qu'une fraction infime des terres.
Une femme ne peut être véritablement souveraine si elle dépend d'un système alimentaire qui exploite son corps, sa santé et celle de ses enfants. Si elle n'a pas accès à une nourriture saine et culturellement appropriée. Si elle est forcée de nourrir sa famille avec des produits ultra-transformés faute de temps, d'argent ou d'alternatives.
La souveraineté en santé est peut-être encore plus directement connectée à la condition féminine. Le système médical occidental s'est historiquement construit sur l'appropriation et la délégitimation des savoirs féminins en matière de soins et de guérison. Les sages-femmes, les guérisseuses, les "femmes qui savent" ont été persécutées, marginalisées, puis remplacées par une médecine institutionnelle dominée par les hommes.
Aujourd'hui encore, les femmes sont souvent sous-diagnostiquées, leurs douleurs minimisées, leurs symptômes psychologisés. Des pathologies spécifiquement féminines comme l'endométriose restent mal comprises et mal traitées, malgré leur prévalence massive. Comment une femme peut-elle être souveraine si son corps souffrant n'est pas pris au sérieux, si ses expériences sont systématiquement invalidées par ceux qui sont supposés la soigner?
La souveraineté éducative touche elle aussi profondément à la condition féminine.
L'éducation a historiquement été un des principaux leviers d'émancipation des femmes, mais aussi un puissant outil de leur conditionnement. Aujourd'hui encore, les filles sont éduquées différemment des garçons – souvent de manière subtile et inconsciente, mais avec des conséquences profondes sur leur confiance en elles, leurs aspirations, leur rapport au pouvoir.
Une éducation qui perpétue les stéréotypes de genre, qui dévalorise les qualités traditionnellement associées au féminin, qui n'enseigne pas aux filles à reconnaître leur propre valeur et à défendre leurs frontières, ne peut produire des femmes pleinement souveraines.
Quant à la souveraineté militaire, elle est peut-être la dimension où le lien avec la condition féminine est le plus évident mais aussi le plus complexe.
Les femmes ont historiquement été parmi les principales victimes des conflits armés – non seulement comme "dommages collatéraux" mais comme cibles spécifiques à travers le viol utilisé comme arme de guerre, l'esclavage sexuel, les déplacements forcés qui les exposent particulièrement aux violences.
Mais les femmes ont aussi été des actrices de la paix, développant des formes de résistance et de résolution des conflits souvent ignorées par l'histoire officielle. Des mouvements comme les "Femmes en noir" en Israël/Palestine ou les "Mères de la Place de Mai" en Argentine ont montré comment la spécificité de l'expérience féminine peut être transformée en force politique non-violente.
Notre conception même de la "sécurité" est profondément genrée.
Pour les hommes, particulièrement ceux au pouvoir, la sécurité est souvent conçue en termes de frontières nationales, de puissance militaire, de protection contre des menaces extérieures. Pour beaucoup de femmes, la sécurité commence dans leur propre maison, dans leur quartier, dans les espaces quotidiens où elles vivent et travaillent. Cette différence de perspective est rarement prise en compte dans les politiques de sécurité nationale.
Ces interconnexions nous montrent que la souveraineté des femmes ne peut être abordée isolément. Elle s'inscrit dans un système global où chaque dimension affecte et est affectée par les autres. C'est pourquoi les approches féministes les plus efficaces sont celles qui adoptent une vision systémique, reconnaissant les multiples facettes de l'oppression mais aussi les multiples possibilités de transformation.
Cette vision systémique nous rappelle aussi que les femmes ne forment pas un groupe homogène. L'expérience d'une femme est toujours façonnée par son appartenance à d'autres catégories sociales – sa classe, sa race, son orientation sexuelle, ses capacités physiques, son âge.
Une femme autochtone, une femme noire, une femme handicapée, une femme trans, une femme âgée ne vivent pas leur condition féminine de la même manière qu'une femme blanche, valide, cisgenre et privilégiée économiquement.
C'est pourquoi toute réflexion sérieuse sur la souveraineté des femmes doit intégrer ces multiples dimensions. Non pas pour créer une hiérarchie des oppressions, mais pour reconnaître la complexité des expériences vécues et la nécessité de solutions adaptées à cette complexité.
En fin de compte, la souveraineté des femmes est indissociable d'une vision plus large de la justice sociale et écologique. Elle nous invite à repenser fondamentalement nos systèmes – économiques, politiques, culturels – pour créer un monde où chaque personne, indépendamment de son genre, puisse vivre dans la dignité, l'autonomie et le respect mutuel.
Des modèles inspirants : quand l'utopie devient réalité
Face à ce tableau sombre, on pourrait facilement sombrer dans le désespoir ou le cynisme. Mais partout dans le monde, des communautés, des organisations et même certains pays expérimentent déjà des approches qui préfigurent cette société plus équilibrée que nous appelons de nos vœux.
En Islande, un des pays les plus avancés en matière d'égalité des genres, les politiques familiales permettent aux deux parents de prendre des congés parentaux substantiels et non-transférables. Résultat : 90% des pères islandais prennent leur congé parental, ce qui transforme profondément la dynamique familiale et l'implication des hommes dans les soins aux enfants. La culture islandaise a normalisé l'idée que les hommes peuvent et doivent être des soignants à part entière.
À Montréal même, des initiatives comme les "Maisons de naissance" offrent aux femmes un espace où elles peuvent accoucher dans la dignité et le respect de leur autonomie, accompagnées par des sage-femmes qui considèrent la naissance comme un processus physiologique normal plutôt que comme un événement médical à risque. Ces espaces démontrent qu'il est possible de créer une approche de la naissance qui honore à la fois la sécurité et la souveraineté des femmes.
Au Québec, le réseau des Centres de femmes offre des espaces non-mixtes où les femmes peuvent se retrouver, partager leurs expériences, s'entraider et s'organiser politiquement.
Ces lieux démontrent la puissance de la solidarité féminine comme force de transformation sociale.
Dans le domaine économique, des coopératives comme "La Maison des Femmes Entrepreneures" à Sherbrooke créent des modèles d'affaires qui tiennent compte des réalités spécifiques des femmes, notamment en termes d'équilibre travail-famille et de valorisation du travail de soin. En mutualisant les ressources et les responsabilités, ces structures permettent aux femmes de développer leur autonomie économique sans sacrifier leur qualité de vie.
À l'international, le modèle économique de Buurtzorg aux Pays-Bas a révolutionné le secteur des soins à domicile en créant des équipes autogérées de soignants (majoritairement des femmes) qui déterminent elles-mêmes leur organisation du travail.
Ce modèle démontre qu'il est possible de valoriser économiquement le travail de soin tout en préservant l'autonomie et la dignité des travailleuses.
En matière d'éducation, des écoles comme École Sociale au Danemark ont développé des pédagogies qui remettent en question les stéréotypes de genre dès la petite enfance. En proposant aux enfants des modèles diversifiés et en encourageant toutes les formes d'expression émotionnelle chez les garçons comme chez les filles, ces écoles contribuent à former une génération moins enfermée dans les rôles genrés traditionnels.
Des organisations comme "Promundo" travaillent spécifiquement avec les hommes et les garçons pour promouvoir de nouvelles masculinités basées sur le soin, l'empathie et la non-violence. Leur travail montre que la transformation des relations de genre ne peut se faire sans l'implication active des hommes.
Dans la sphère spirituelle, des mouvements comme le "néo-paganisme" ou les "cercles de femmes" réhabilitent des traditions anciennes qui honorent le féminin sacré et les cycles naturels. Ces pratiques offrent aux femmes des espaces pour reconnecter avec leur corps, leurs émotions et leur puissance innée, hors des cadres religieux traditionnels souvent patriarcaux.
Ces exemples ne sont pas des utopies lointaines ou théoriques. Ce sont des réalités concrètes, des expériences vivantes qui démontrent qu'une autre voie est possible. Elles nous rappellent que les structures oppressives que nous connaissons ne sont pas naturelles ou inévitables – elles sont construites, et donc peuvent être déconstruites et reconstruites différemment.
Ces initiatives partagent certaines caractéristiques communes : elles reconnaissent et valorisent les différences biologiques sans les transformer en destins ou en hiérarchies; elles créent des espaces où les femmes peuvent exercer une véritable agentivité; elles impliquent les hommes dans la transformation des relations de genre; et elles intègrent une vision systémique qui connecte les enjeux de genre aux autres dimensions de la justice sociale.
En étudiant ces modèles, en nous en inspirant, en les adaptant à notre contexte québécois, nous pouvons commencer à tracer les contours de cette société plus équilibrée que nous peinons encore à imaginer pleinement. Non pas comme un projet utopique pour un futur lointain, mais comme une possibilité concrète à portée de main.
Vers une souveraineté incarnée
Nous avons exploré ensemble les multiples dimensions de la souveraineté féminine – corporelle, économique, technologique, sociale – et ses interconnexions avec les autres formes de souveraineté. Nous avons plongé dans les blessures transgénérationnelles, questionné nos conditionnements les plus profonds, et entrevu des possibilités de transformation.
Mais que faire de tout cela? Comment passer de la compréhension à l'action?
La souveraineté des femmes n'est pas un concept abstrait à débattre, ni un idéal lointain à atteindre un jour. C'est une pratique quotidienne, un chemin à parcourir pas à pas, ensemble.
Elle commence par la reconnaissance de notre propre valeur intrinsèque, indépendamment de notre apparence, de notre productivité, de notre statut social ou familial. Par l'écoute attentive de notre corps, de ses rythmes, de ses besoins, de sa sagesse innée. Par la reconnexion avec nos cycles naturels trop longtemps jugés inappropriés, embarrassants, limitants.
Elle se poursuit par la guérison de nos blessures individuelles et collectives – non pas pour les oublier, mais pour les transformer en source de conscience et de compassion. Nos traumatismes, une fois reconnus et honorés, peuvent devenir le terreau fertile d'où émergera une nouvelle manière d'être femme dans ce monde.
Elle s'exprime dans nos choix quotidiens – les mots que nous utilisons, les limites que nous posons, les collaborations que nous tissons. Dans la façon dont nous élevons nos enfants, dont nous créons nos espaces de vie et de travail, dont nous participons à la vie de notre communauté.
La souveraineté féminine n'est pas un état de séparation ou d'isolation. Au contraire, elle s'épanouit pleinement dans la relation – avec nous-mêmes d'abord, puis avec les autres femmes, avec les hommes, avec le vivant dans toute sa diversité. C'est une souveraineté qui reconnaît notre interdépendance fondamentale, qui cherche l'équilibre plutôt que la domination.
Cette souveraineté n'est pas un privilège réservé à quelques-unes, mais un droit fondamental pour toutes. Elle exige donc une transformation collective des systèmes qui perpétuent l'oppression – qu'ils soient économiques, politiques, culturels ou religieux.
Elle passe par la solidarité entre femmes, par-delà nos différences, et par des alliances authentiques avec les hommes qui choisissent de devenir des partenaires dans cette transformation.
Le chemin vers cette souveraineté pleine et entière est long et semé d'obstacles.
Nous ferons des erreurs, nous connaîtrons des reculs, nous douterons parfois de la possibilité même du changement. Dans ces moments difficiles, rappelons-nous que nous ne sommes pas seules. Nous marchons dans les pas de toutes celles qui ont lutté avant nous, et nous préparons le chemin pour celles qui viendront après.
Rappelons-nous aussi que la souveraineté des femmes n'est pas l'objectif ultime, mais un pas essentiel vers un monde plus juste et plus sain pour tous. Car dans un système d'oppression, personne n'est véritablement libre – ni les opprimées, ni même les supposés "privilégiés" qui paient le prix de leur domination par une déconnexion profonde de leur propre humanité.
La vision qui nous guide n'est pas celle d'un monde où les femmes prendraient simplement la place des hommes au sommet d'une hiérarchie inchangée. C'est la vision d'un monde transformé à sa racine, où le pouvoir est compris non comme domination sur l'autre, mais comme capacité à créer, à nourrir, à protéger, à célébrer la vie dans toutes ses expressions.
Cette vision n'est pas une utopie inaccessible.
Elle vit déjà en germe dans chaque acte de courage, chaque geste de tendresse, chaque choix conscient que nous faisons. Elle grandit à chaque fois qu'une femme dit "non" à ce qui la diminue et "oui" à sa pleine puissance. Elle s'épanouit chaque fois que nous osons être vulnérables ensemble, partager nos doutes comme nos espoirs, reconnaitre notre commune humanité.
La souveraineté des femmes est peut-être, en fin de compte, simplement le droit d'être pleinement humaines, dans toute notre complexité, notre imperfection et notre splendeur.
C'est le droit de vivre non pas comme des ombres ou des reflets, mais comme des êtres incarnés, présents, puissants dans notre vulnérabilité même.
Et ce droit, personne ne peut nous l'accorder de l'extérieur. Nous devons le prendre, l'incarner, le vivre – individuellement et collectivement, jour après jour, pas à pas, souffle après souffle.
Car la souveraineté véritable n'est pas un territoire conquis une fois pour toutes. C'est une danse perpétuelle entre liberté et responsabilité, entre autonomie et connexion, entre notre singularité et notre appartenance au grand tissu de la vie.
